> REPORTAGE À MOSCOU
TOUT VA BIEN EN RUSSIE
" LA MAFIA, CE N'EST QUE DE L'ÉCONOMIE PRAGMATIQUE "
" IL NOUS
FAUT UNE CATASTROPHE " |

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Nous nous rendons maintenant chez Sergueï
Jirnov. En 1991, il est le premier Russe à être entré en cycle long à
l'ENA. Un énarque russe, voilà qui promet d'être étrange. Il habite
dans le nord de Moscou, dans un quartier où semblent se déployer à
l'infini les dizaines d'immeubles, gros poulaillers de béton
rectangulaires.
On finit par trouver l'entrée n°6 du corpus n°2 de la maison n°27 |
Après avoir déverrouillé ses deux portes blindées,
Jirnov nous accueille dans son petit studio surchauffé. D'emblée, il rend
compte de cette difficulté de percevoir la réalité russe.
" D'abord, il faut bien comprendre que la Russie véritable
commence au Kaltso, le périphérique moscovite. Moscou est une espèce de
bulle, à la fois privilégiée et sauvage, avec ses règles propres. Il y a
comme un mur entre la réalité moscovite et la réalité du reste de la
Russie.
Et puis surtout, s'il est si difficile d'évaluer l'état véritable du pays,
c'est parce que les éléments pris en charge par les statistiques sont peu
nombreux. L'économie officielle, recensée, correspond à 1/10 de
l'activité. Tout le reste, l'économie réelle, il est pratiquement
impossible de l'apprécier.
Il faut bien voir, par exemple, que 90% des Russes possèdent un lopin de
terre. Mes parents vont vivre six mois de l'année dans leur datcha. Ils
produisent jusqu'à deux tonnes de patates ! Et, pendant ce temps, leur
retraite dérisoire s'accumule.
Et puis la Mafia... La majorité de ce que vous, vous appelez mafia, ce
n'est rien d'autre que l'économie pragmatique.
- Qu'est-ce qui a changé avec la crise ?
- La crise, elle est dans la tête des gens. Malgré tout,
ça fonctionne, le système D marche vraiment bien. La Russie n'est pas
l'Éthiopie. Il y avait un moment où ça allait très mal en France et on
avait envie de montrer qu'il y avait pire ailleurs. À force de regarder
dans la grosse loupe, on ne voit plus le reste. Il faut jeter la loupe qui
tend à généraliser l'idée d'une Russie en plein catastrophe. Avant,
c'était un catastrophe permanente. Les Russes étaient dans la lutte, ils
ne voyaient pas les tuyaux qui fuient. Aujourd'hui, ils sont en crise
parce qu'ils apprennent une vie normale.
- Comment voyez-vous le nationalisme qui se réveille, l'antisémitisme
qui est proclamé de plus en plus ouvertement?
- Il faut bien voir que, en ce moment, le
peuple est encore soviétique. Il commence seulement à devenir russe. Il
n'y avait pas de peuple russe sous les soviets. Moi, je me rends bien
compte aujourd'hui que si pratiquement toute ma vie j'ai su ce qu'était
l'Union soviétique je ne savais pas ce que c'est d'être russe. Je me suis
senti russe pour la première fois à l'étranger. On me ramenait à ce que
j'étais. C'était des clichés bien souvent, une espèce de Russie
pittoresque, avec la balalaïka que je hais, mais c'était quand même autre
chose...
Les gens ont perdu la boussole. On n'a plus la notion du bien et du mal.
Ils sont livrés à leur liberté ou à leur impuissance. Ils n'ont plus rien.
Ils sont frustrés. Ils ne savent pas ce qu'ils sont.
Et c'est là où ça devient très dangereux : il y a tous ceux qui
réinventent une Russie mythique à partir de rien, avec la nostalgie de la
Grande Russie d'avant. La référence à la terre mère, bien sûr. Il y a même
un groupe de gens qui vit dans les forêts, qui prône un retour à l'usage
des vieilles coutumes. " Retournons dans nos isbas... "
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Et tout ça est très spécial en Russie parce que c'est lié à l'ambiguïté du
patriotisme sous la période soviétique. Officiellement, il n'y avait pas
de patriotisme, l'idéologie d'État était cosmopolite. Mais il faut voir
comment le patriotisme a été utilisé par Staline, au moment de la guerre.
Il a réveillé une émotion qui devait se cacher. Et puis après, quand les
soldats revenaient, il les déportait. Après l'avoir utilisé, il voulait
purger le patriotisme.
- Vous semblez avoir peur du peuple russe...
- Mais le peuple est con. Vous allez dire
que c'est l'énarque qui ressort... C'est ce que je pense. Il n'y a pas de
conscience politique. J'ai peur qu'il y ait un retour vers le communisme
avec un modèle chinois. En fait, il faudrait dire les choses autrement.
J'ai pas de compassion pour la populace.
Le peuple manque. Je crois qu'il n'y a
qu'une chose qui peut faire que la populace
devienne le peuple, c'est une catastrophe
nationale. Il y a une attente de la catastrophe. Il nous faut une
catastrophe pour que la populace comprenne qu'il faut agir et devienne le
peuple. |
- Dans ce contexte que vous décrivez, comment considérez-vous la classe
politique russe ?
- Regardez Moscou, par exemple...
Loujkov... Pour moi, c'est comme Staline. Loujkov est totalitaire. Il veut
s'en mettre plein les poches. Il est anticapitaliste. Il utilise les
initiatives individuelles. Toute la vie de la ville doit s'en remettre à
l'arbitraire de ses décisions. Ainsi, les magasins doivent payer pour les
affiches qui annoncent qu'il y aura, disons, une "fête" à Moscou. Ça,
c'est pas grand-chose, mais comment croyez-vous qu'il finance des projets
comme la reconstitution de la cathédrale du Christ-Sauveur ? Il fait comme
toujours. Il va demander 3 millions de dollars à une entreprise et, si
elle refuse, il envoie la police fiscale et demande 10 millions de
dollars. Loujkov prend les chefs d'entreprise en otage. Il se fout des
lois. Le pouvoir central, à Moscou, n'a aucun pouvoir. Un seul exemple :
la propiska. C'est l'autorisation
d'habiter dans la ville. Le pouvoir central a supprimé la propiska :
n'importe quel Russe a le droit de circuler dans son pays. Loujkov
n'applique pas cette loi. Il faut un laissez-passer pour entrer à Moscou.
Loujkov est le tsar d'un État dans l'État. Moscou, c'est Monaco.
"
Pourtant Loujkov a été plébiscité lors des élections de juin 1996 ! 89,65%
des suffrages. Les Moscovites adorent ce fils de charpentier devenu
richissime et puissant. Ils sont hypnotisés par le national-populisme de
cet admirateur de Pierre le Grand. La ville, gérée comme une entreprise,
est devenue moderne, propre, lumineuse. Alors, si la "rumeur" ( euphémisme
pour "tout le monde le sait" ) dit que, même au niveau du petit commerce
de rue, la mairie parvient à prélever son écot par le truchement de
structures mafieuses, partenaires ou sous son contrôle, ce n'est qu'une
rumeur. Les Moscovites vous le disent : " C'est normal... Ce n'est pas si
grave... " Tant que tout le monde en profite ou croit en profiter...
" Les Russes n'ont pas appris à revendiquer leurs droits,
reprend Jirnov. Je vais vous donner un exemple : j'ai un
ami qui fait un procès à un magasin à cause d'un gros achat qui s'est mal
passé. C'est très rare, ce genre de chose. Quand j'ai raconté l'histoire à
mes parents, ils étaient effrayés. D'autant plus qu'ils apprennent que
moi-même, je fais un procès à une administration qui ne veut pas me
remettre un diplôme que j'ai obtenu, et auquel j'ai droit. C'est
incompréhensible pour eux. Ils n'ont pas confiance. Et, surtout, ça leur
fait peur. " Tu vas te faire tuer ", ils me disaient. Mon ami a fini par
gagner le procès. Moi, je ne baisse pas les bras. Avec le temps, mes
parents finissent par changer de mentalité. L'autre jour, mon père me dit
que l'État s'est trompé dans le paiement de sa retraite, il me dit qu'il
va peut-être leur faire un procès.
Pour moi, tout ça, c'est le dur apprentissage de la responsabilité. Mais
la plupart des gens disent qu'ils en ont marre : " Reprenez vos droits et
votre démocratie et donnez-nous du pain ! " La responsabilité est lourde à
supporter, et certains attendent à nouveau le "messie" communiste. C'est
de ça que j'ai peur. |
Mais pourtant, je suis optimiste. La Russie vit son adolescence. Elle
entre dans la puberté. Bientôt, elle se fera dépuceler, et ça va faire
mal. Je donne entre cinquante et cent ans au pays pour se construire...
- C'est ça que vous appelez optimisme ?
- Regardez en France, avec le souvenir de
quatre ans de collaboration, combien de temps il vous a fallu... Et ce
n'est pas encore fini. Nous, c'est pas quatre ans, mais soixante-dix ans
de soviétisme qu'on doit purger ! "
On pointe le doigt sur le buste massif de Lénine, qui jette son regard
pointu sur l'unique pièce de l'appartement de Jirnov.
- Vous non plus, vous ne vous voulez pas oublier !
- Je voulais garder une relique du grand-père...
"
Stéphane Bou
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The "paper" version
Original:
REPORTAGE A MOSCOU |