Sergueï Jirnov, commandant de réserve

Mobilisation selon Poutine :
Dictature de la loi ou la loi de la dictature ?

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 La Russie au cours de son histoire soviétique a connu de multiples mobilisations de la population. Celle de Lénine et de Trotski – pour l'Armée rouge, celle de Staline et Beria – pour les services répressifs du Goulag, celle de Nikita Khrouchtchev – pour défricher les terres friches, celle de Léonid Brejnev – pour construire le deuxième transsibérien du lac Baïkal au fleuve Amour, celle de Gorbatchev – pour participer à la perestroïka, celle de Eltsine – pour faire grossir les rangs des démocrates pendant le putsch du 1991. Visiblement le président russe actuel a décidé d'apporter sa propre contribution à cette noble pratique de mobiliser les masses de la Mère Partie pour atteindre les sommets radieux du bonheur de la nation. Effectivement en janvier 2002 Vladimir Poutine a signé un Oukase présidentiel pour ordonner un appel national massif sous les drapeaux de tous les officiers de réserve pour suivre un complément de la formation militaire. Il semblerait qu'il n'y a rien d'anormal dans ce souci du chef d'Etat russe pour le maintien d'un haut niveau de la défense nationale et de la mobilité des réservistes. Mais cela, seulement à première vue. Et si l'on réfléchissait un peu?

Il n'existe pas de menaces stratégiques, tangibles et réelles, pour la Russie qui auraient justifiées à moyen terme la nécessité d'une mobilisation générale. Le stock des armements nucléaires russes, même vieillissants, peut toujours permettre l'extermination totale et garantie de tout ce qui vit sur notre planète. Encore le prédécesseur de Poutine avait déclaré à maintes reprises le besoin capital d'une profonde réforme militaire et, en premier lieu, d'une diminution très sensible des effectifs des forces armées ce qui les aurait mis en conformité avec le potentiel économique de plus en plus limité du pays. Il est universellement reconnu que nous ne pouvons plus nous permettre le luxe d'entretenir un sureffectif belliqueux comme au bon vieux temps de la guerre froide. Le président a même expressément nommé son propre ami intime Sergueï Ivanov, ancien général démissionné des services spéciaux, comme le premier "civil" dans l'histoire de Russie à la tête du ministère de la défense. Et cela précisément dans le but de couper les appétits des généraux militaristes, trop habitués d'avoir à volonté une chaire à canon gratuite. Justement afin de venir à bout de ces "faucons" qui avaient auparavant réussi si souvent à saper cette réforme. Le cap officiel a été enfin mis sur la professionnalisation et la réduction des forces armées.

Donc, de nombreux groupes de travail se cassent la tête pour comprendre comment il faut procéder pour accélérer le processus de la réorientation et de la formation professionnelle des centaines de milliers d'officiers de carrière qui doivent quitter l'armée pour passer dans le civil incessamment sous peu. Le budget d'Etat est minuscule et les perspectives économiques sont loin d'être radieuses. Chaque paire de bras productifs supplémentaire serait la bienvenue pour l'économie et chaque kopek serait précieux pour remplir les caisses de l'Etat. Et dans une telle situation les plus hauts dignitaires du régime ne trouvent rien de plus original que de se préoccuper soudainement de la formation militaire des millions d'officiers de réserve qui jusqu'alors, travaillant dans l'économie, ont tant bien que mal participé à la création du produit national brut. Poutine a décidé de les faire retirer massivement des circuits productifs de plus en plus défaillants pour réinjecter des millions d'hommes dans une machine militaire qui déjà ne sait pas quoi faire de ses sureffectifs de carrière, qui souvent n'a pas de moyen de payer ses factures d'électricité et d'assurer l'approvisionnement correct même du contingent "limité" qui lutte depuis deux ans dans le Caucase contre deux milles "terroristes" tchétchènes. Bizarre, non? Pourquoi un tel gaspillage des ressources humaines et financières? Au nom de quel but militaire imprécis (d'ailleurs, vague comme tout ce qui entreprend Poutine)? Il est évident pour tout observateur normalement constitué que dans une telle décision on peut trouver tout ce que l'on veut sauf une logique saine, militaire ou économique.

Les spécialistes les plus perspicaces ont senti là-dedans un os. Et ils avaient raison. Seulement jusqu'à maintenant aucun d'entre eux n'a osé démontrer publiquement les dessous de cette décision administrative et politique de très longue portée qui a échappée à l'attention de l'opinion publique. En réalité les intérêts économiques ou militaires étaient le dernier des soucis du pouvoir central russe qui avait l'intention l'utiliser cet Oukase sur les réservistes principalement comme une matraque administrative et juridique extrêmement efficace contre tout sujet russe mobilisable d'âge mûr. Et ceci dans un seul et unique but d'exercer une pression politique sur tout dissident potentiel sans recourir à une reconstruction directe du Goulag stalinien qui risquerait de provoquer un tôlé universel.

Il faudrait préciser que la catégorie particulière des officiers de réserve est composée en Russie principalement des hommes avec un haut niveau d'études supérieures qui n'avaient pas connu des bizutages terribles de l'Armée rouge ayant été exemptés dans la jeunesse du service militaire ordinaire (comme soldats) grâce à leur entrée dans les universités où ils se sont vus attribuer, presque comme une formalité, le grade d'officier à la sortie. Alors pourquoi les petits apparatchiks russes actuels haïssent tellement leurs compatriotes éduqués, échappés aux broyages par la machine militaire soviétique sans pitié et qui forment cette nouvelle classe moyenne de Russie actuelle, la base et la garantie même d'un mode de vie bourgeois tranquille (à la différence des ultra riches "oligarques" ou les bandits)? Parce qu'au cours des dix dernières années des grandes réformes après la dislocation de l'URSS, abstraction faite des échecs et des défauts de celles-ci, ces citoyens moyens se sont libérés du passé soviétique, ont pris goût d'une liberté personnelle, se sont senti maîtres d'eux-mêmes et du pays, se sont mis à entreprendre, à faire de la vraie politique, se sont mis à leur compte. Et les minables petits fonctionnaires des services spéciaux qui sont arrivés en douceur au pouvoir avec Vladimir Poutine, ne peuvent viscéralement pas supporter des hommes libres et indépendants. Les apparatchiks savent pertinemment qu'ils doivent être à la disposition de ces hommes libres, qu'ils sont payés avec l'argent de ceux-ci et qu'ils doivent leurs rendre comptes lors des élections ou via les mass médias indépendants. Et une telle situation est insupportable aux apparatchiks. C'est là la vraie raison des poursuites engagées par le Kremlin dernièrement contre les entrepreneurs et de la liquidation acharnée des télévisions indépendantes (NTV et TV-6).

Les petits fonctionnaires insignifiants du Ministère de la défense ou des services secrets, comme l'ancien lieutenant-colonel Poutine, se rongent les ongles à l'idée que l'article 2 de la Constitution russe en vigueur proclame officiellement la suprématie des intérêts de l'individu sur ceux de l'Etat. Ces fonctionnaires ne produisent rien, ne font que détourner et gaspiller les richesses nationales produites par les entreprises, en grande partie dirigées justement par ces hommes libres ayant le statut d'officiers de réserve. Donc, comme par hasard est initié un large débat sur le besoin du renforcement de l'Etat, voire des fonctionnaires. Les petits apparatchiks russes, comme l'avaient fait avant eux tous leurs prédécesseurs devenus tyrans (Staline, Hitler, etc.), veulent écraser de tout le poids de la machine administrative les producteurs libres et indépendants des richesses matérielles et intellectuelles en les plaçant dans une situation de dépendance. Et c'est uniquement pour cela que dans les sous-sols du Kremlin a été engendré cet Oukase sur les réservistes dont la logique en réalité n'est pas du tout militaire. Force est de constater que le Président russe fait encore une fois preuve d'être un juriste talentueux et ingénieux - personne n'est capable de se soustraire facilement d'une obligation militaire sans se compromettre avec le Code pénal. Il est aussi un fin psychologue, car dans le contexte de l'hystérie universelle après les attentats du 11 septembre 2001 aux USA, les opinions pacifistes et sur les droits de l'homme ont perdu la cote y compris dans les pays libéraux occidentaux.

On peut imaginer quatre principaux scénarios de la réalisation pratique des buts machiavéliques du Président Poutine et de son entourage de la mise en place du servage moderne se servant dudit Oukase prétendument militaire comme d'outil administratif. 

Premier scénario: prophylactique.

Même si un certain individu bien éduqué et réussi dans la vie n'entreprend rien de particulièrement irritant pour le pouvoir, ne prétend pas à une propriété privatisable alléchante et ne participe pas à des élections importantes, se limitant juste à faire ses propres petites affaires, les apparatchiks néanmoins lui cassent gentiment ses projets professionnels, familiaux ou sentimentaux, en lui envoyant par surprise une convocation inattendue pour suivre une formation militaire pendant 2 mois. Le pauvre bougre ne pourrait plus passer en Russie ou à l'étranger les congés programmés d'avance avec sa famille. Ses projets d'affaires vont tomber à l'eau. La petite entreprise va rester sans son dirigeant ou son principal expert ce qui peut parfaitement mettre en question sa pérennité. Sur le papier, pour un employé, son poste et le salaire moyen sont évidemment garantis pendant la période de cette formation militaire, mais soyons réaliste – cela peut très bien être la fin d'une carrière dans une petite entreprise privée. Et s'il a un emploi saisonnier? Bien sûr, c'est une situation de force majeure et on n'y peut rien. Mais les partenaires, les collègues ou la famille d'un tel individu ne vont guère apprécier sentimentalement cet empêchement imprévu. Et on ne parle pas d'une éventuelle maîtresse…

Rien que l'exposé d'un pareil scénario peut déjà obliger un homme mûr et posé, ayant l'habitude d'un certain confort et train de vie, aimant sa liberté et indépendance, à réfléchir deux fois et à chercher le moyen de se protéger contre une telle éventualité. Un premier compromis au goût amer pourrait être envisagé avec le pouvoir: l'individu collabore dans quelque chose avec les apparatchiks et ceux-ci le laissent en paix pendant un certain temps. Tout en sachant que cet instrument de chantage pourrait très bien être utilisé autant de fois qu'il faudrait, une dépendance personnelle s'installe dans les relations d'un individu avec les petits fonctionnaires locaux (qui ne font que leur devoir, bien évidemment). Les services secrets russes peuvent en profiter de la chance pour faire enfin de cet individu, jusqu'alors indépendant, un mouchard, un collabo confidentiel.

Le plus simple moyen de se débarrasser de cette dépendance intolérable tout en restant dans le futur un homme indépendant est celui de remplir volontairement et complètement l'obligation militaire casse-pieds. A tout officier de réserve qui s'est déjà résigné à l'inévitabilité d'une telle situation, il faudrait rappeler quand même que le contenu de la formation doit obligatoirement être en conformité avec sa spécialité militaire et qu'un niveau supérieur d'aptitudes doit absolument être atteint au terme d'une telle formation. Cela signifie, par exemple, que l'on ne peut pas simplement obliger un interprète militaire de langue anglaise faire pendant 2 mois uniquement des courses interminables avec 50 kilos de matériel sur le dos. Il ne faut pas oublier non plus que vous portez sur les épaules les insignes d'officier ce qui, selon la loi, vous garantie un traitement différent de celui d'un simple homme de rang et des droits beaucoup plus vastes même dans l'armée de la Fédération de Russie. Evidemment le code de dignité d'officier russe n'est plus celui du XIXème siècle, les duels ont passé dans les oubliettes, mais cela ne veut pas dire qu'il faut se laisser faire sans réagir si vous êtes victime de l'harcèlement de vos supérieurs.

Le moyen le plus efficace de se débarrasser d'un fonctionnaire casse-pieds est celui de devenir soi-même un emmerdeur de première. Donc, il ne faut pas chercher à éviter l'inévitable appel sous les drapeaux, mais au contraire le rechercher trop en rendant à tout le monde les préparatifs pour cette mobilisation les plus absurdes possible. Les lois punissent les déserteurs, mais aucune loi ne peut sanctionner un excès de zèle. Téléphonez sans cesse au commissariat militaire, posez et reposez les mêmes questions stupides, venez aux rendez-vous personnelles avec les officiers supérieurs trois fois par jour, accompagnez les jusque dans des chiottes, exigez d'une manière insistante que l'on vous informe de vos droits et obligations, faites l'imbécile joyeux et contant d'être enfin appelé pour servir la Mère Patrie. Par une insistance jubilatoire, bête et sans répit, il faut faire de la sorte qu'à un moment donnée tout le personnel du commissariat sans exception préfèrerait plutôt passer de l'autre côté de la rue que de vous rencontrer encore une fois, que même dans un cauchemar il ne vienne plus à personne l'idée de faire appel à vous pour une quelconque obligation "sacrée".

Si vous vous trouvez déjà sous les drapeaux, vous pouvez faire regretter cette fâcheuse décision à vos commandants. Là aussi, la règle d'or est de ne pas éviter les devoirs, mais de les rechercher d'une manière démesurément masochiste et hypertrophiée. Le zèle n'est pas punissable. Ne laissez pas en paix vos supérieurs, posez leurs des questions bêtes interminables, réveillez les au milieu de la nuit pour leurs faire part de vos réflexions complètement débiles, mais enthousiastes sur l'amélioration de la défense nationale, écrivez des rapports surabondants à l'attention du ministre de la défense. Devenez plus catholique que le Pape. Il est bien de savoir aussi que vous pouvez exiger connaître en détails les lois qui établissent vos droits et devoirs militaires. Surtout n'oubliez jamais qu'une fois sous les drapeaux, vous n'aurez plus aucune obligation de résultat, votre seul souci est de passer juste le temps (les deux mois fastidieux) en faisant semblant de vouloir faire vos devoirs. Donc, ne vous dépêchez jamais, laissez traîner le temps.

Bien entendu, il y a le moyen de se libérer légalement et complètement d'une obligation militaire en se faisant réformer à cause d'une maladie chronique, mais c'est les médecins militaires qui en décident et ils sont durs à convaincre. On peut également obtenir une totale immunité en devenant un élu, un juge de la paix ou en partant travailler à l'étranger. Mais les astuces de quelques rares réfractaires malins ou influents ne changent en rien la vraie portée des plans du Président Poutine et de ses apparatchiks, car en réalité l'Oukase ne visait pas une mobilisation effective et totale de tous les officiers de réserves. Son but majeur est dans l'instauration dans la société russe actuelle d'une atmosphère globale de dépendance, de peur et de vulnérabilité des individus libres par rapport au pouvoir en place. Et même si un homme concret n'est pas immédiatement appelé, il cesse néanmoins de savourer pleinement sa liberté, commence à se sentir visé, traqué par la machine administrative. Donc, il n'est plus entièrement maître de soi et les apparatchiks à long terme peuvent faire de lui ce que bon leur semble. C'est ainsi que les maîtres et les serviteurs changent de rôles sans que l'on puisse opposer à un tel revirement rien d'autre que le bon sens qui n'a aucune valeur juridique.

Deuxième scénario: très ferme.

Si un individu concerné par cet Oukase machiavélique tient trop à son indépendance, représente un danger substantiel pour le pouvoir et réussi à s'échapper à la pression des apparatchiks poutinistes à la première étape, ils peuvent engager alors contre ce réfractaire rebelle un mécanisme d'un harcèlement plus ferme, contraignant et pernicieux.

En cas de son absence, même pour une raison bien fondée (congé, mission, maladie, etc.), une convocation en bonne et due forme arrive à son domicile, comme par hasard. Si les proches de cet officier de réserve par une inadvertance acceptent cette convocation en absence de son destinataire, avertissent le commissariat des causes de son absence juste oralement par téléphone et par un étourdissement oublient d'y répondre par une lettre recommandée avec l'accusé de réception, le pouvoir a le droit de lancer un avis de recherche officiel et même un mandat d'amener international contre un "délinquant" ou "criminel" dangereux voulant se soustraire à une obligation légale. Les policiers russes corrompus ou de mauvaise foi n'hésitent pas d'utiliser à ses fins douteuses de règlement de comptes politiques locaux et des pressions même des organismes internationaux d'entraide de la lutte contre le crime organisé (Interpol, Europol, etc.).

La prétendue volonté d'un individu de se soustraire à l'obligation légale militaire peut fournir un excellent alibi aux services secrets russes pour engager, en contournant les lois en vigueur, les écoutes téléphoniques, les filatures et les perquisitions secrètes, ainsi que d'autres moyens illégaux de contrôle des dissidents politiques, des concurrents ou opposants au régime. Jusqu'à maintenant, sans cet Oukase sur les réservistes, il était plus difficile aux fonctionnaires ripoux de justifier ces pratiques illégales, néanmoins couramment employées en Russie actuelle. Nouveau mécanisme juridique, mis officiellement en place par Président Poutine, facilite cette tâche douteuse au régime qui devient de plus en plus franchement policier.

Quand le réfractaire dissident de retrouve en fin de compte au sein du Ministère de la défense pour la fameuse formation militaire, les apparatchiks lui organisent une vie d'enfer en le mettant ensemble avec des repris de justice, des sadiques, des provocateurs et des harceleurs quasi professionnels employés confidentiellement par le service russe du contre-espionnage. Deux mois dans ce cas pourront paraître une éternité à un homme d'âge mûr, posé et père de famille, qui aurait certainement tendance à prendre les pressions morales ou physiques moins bien qu'un jeune appelé de 18 ans. Un chef d'entreprise libre et indépendant aurait plus de mal à se plier, ne serait-ce que très provisoirement, aux exigences de la hiérarchie verticale militaire, tellement chère au cœur du Président Poutine. Une telle situation de stress, savamment aggravée et entretenue, pourrait facilement conduire un homme au bout du rouleau à des conséquences graves:

  • s'il ne sait pas se défendre, sa santé physique et psychique peut être complètement ruinée,

  • s'il se défend trop violemment, il peut lui même finir derrière les barreaux

  • s'il ne supporte pas le harcèlement, il peut commettre des gestes fatals (déserter du service ou mettre la fin à ses jours).

Troisième scénario: mortel.

 Un dissident qui gène beaucoup le régime pour telle ou telle raison, mais qui n'est pas une vedette nationale connue de tous, peut très simplement se retrouver pour sa formation militaire en Tchétchénie où une balle "terroriste" mettra terme à son opposition politique. Il est évident que les commanditaires et les exécuteurs d'un tel crime ne seront jamais retrouvés. Même une enquête officielle peut très bien ne pas avoir lieu comme c'est actuellement le cas pour des centaines de disparitions louches sur desquelles le parquet militaire russe refuse de se pencher.

Quatrième scénario: jésuite.

 Si le dissident est trop connu et le régime ne peut pas, sans perdre la face, le liquider physiquement, maintenant, en se servant du nouveau Oukase poutiniste, les apparatchiks peuvent lui casser la vie d'une manière très élégante. Pendant la fameuse formation militaire qui peut avoir lieu même pas loin de son domicile, on oblige simplement cet homme, qui à l'habitude d'être libre et de se déplacer à sa guise à travers le monde, à travailler, en vertu des obligations de son grade, avec quelques documents réellement ou prétendument secrets. Il faut souligner, entre parenthèses, que la majorité de documents de l'époque soviétique, complètement désuets, porte toujours la mention "confidentiel", que les fonctionnaires ne se dépêchent pas de l'enlever comme cela est exigé par la loi en vigueur et que les organismes de "contrôle" dans ce cas précis curieusement paraissent complètement aveugles et laxistes. Mais dans le cas de notre dissident, le FSB, chargé de la protection des intérêts de l'Etat, en toute légalité – pour des raisons de la sécurité nationale, serait très certainement beaucoup plus agile pour interdire à ce "porteur de secrets militaires" de se rendre à l'étranger pendant la période allant jusqu'à 10 ans. Si cet homme entretient des contacts professionnels ou amicaux avec des étrangers même sur le territoire russe, cela donne un prétexte de le prendre sous la surveillance du service de contre-espionnage comme un "espion" potentiel. Des procès de prétendus "espions", fabriqués de toutes pièces par le FSB comme sous le temps de Staline dans les années 30 du siècle passé, sont malheureusement déjà une triste et sinistre réalité en Russie poutiniste (Nikitine, Pasko, Soutiaguine, Moïsseïev, Danilov, etc.).

Voilà comment la justice en Russie devient un "noble" instrument de pression illégale sur les dissidents et opposants au régime en place, dont nous étions déjà témoins les derniers temps (un terme sarcastique est même né dans le peuple russe – "les shows masqués" – pour désigner l'utilisation frauduleuse par le régime des forces spéciales dans les conflits anodins de la vie civile). En réalité, dans une telle situation les instruments juridiques cessent d'être légitimes et de droit, car ils ne comportent plus des composantes indissociables d'un état de droit, à savoir la justice et le bon sens. Poutine aime beaucoup parler de la "dictature de la loi", mais ces notions sont antonymiques et c'est seulement un mauvais juriste ou un ennemi juré de la justice qui peut mettre les mots "dictature" et "loi" ensemble. La loi par définition est une arme de défense contre l'injustice et le crime. Mais comme toute arme, elle peut porter les blessures à ceux qui l'élaborent et même à ceux qui elle est sensée protéger. C'est pourquoi dans les pays "normaux", de droit, on prévoit des mécanismes de protection contre une utilisation frauduleuse ou les garde-fous, parmi lesquels une place importante est réservée à la presse libre et indépendante. En Russie le pouvoir intentionnellement met en circulation les mécanismes juridiques d'oppression à double utilisation, qui sont potentiellement capables de réprimer les dissidents.

Même des normes claires et directes souvent ne sont pas appliquées par les Cours russes et sont interprétées et déformées généralement avec une étonnante désinvolture par les apparatchiks. Et on ne parle pas des lois qui, sous le prétendument bon prétexte de ne pas pouvoir régler tout et partout, laissent les mains libres aux fonctionnaires de l'exécutif. Dans un pays avec un passé tellement particulier et une organisation encore trop imparfaite, cela ne peut engendrer que la corruption et l'injustice. Il faut être très naïf pour croire en quoi que ce soit sur parole les bureaucrates russes, et le Président Poutine ne laisse pas une impression d'un naïf. Par conséquent, lorsqu'il crée des mécanismes juridiques potentiellement dangereux, mis à la libre dispositions des apparatchiks sans aucun contrôle public, il le fait sciemment et avec des arrière-pensées qui donnent des frissons. Il nous semble que Vladimir Poutine est un juriste très ingénieux et hypocrite, une très mauvaise personne et un politicien très dangereux. Nous voudrions beaucoup nous tromper dans nos appréciations, mais l'éventualité d'une faute est très improbable et s'amincie de plus en plus avec l'analyse des pas pratiques de Poutine et de la statistique des conséquences concrètes de sa politique.

Nous avons démontré quatre scénarios potentiels d'utilisation détournée du nouveau Oukase présidentiel sur les officiers de réserve, qui peut très facilement devenir un terrible instrument d'oppression contre les gens qui pensent autrement que le régime policier et autoritaire qui s'est instauré en Russie après l'arrivée de l'ancien lieutenant-colonel du KGB au poste suprême du Kremlin. Il est évident qu'il n'est pas nécessaire d'appeler effectivement sous les drapeaux toutes les personnes concernées. L'existence même d'un tel outil de répression potentielle crée dans la société encore très fragile après les décennies de stalinisme une atmosphère de peur, de soumission et de dépendance. Et le pire c'est que la forme est très scrupuleusement respectée par le pouvoir. L'oukase en question n'apparaît pas extérieurement comme un mécanisme policier et porte soit disant sur la défense nationale de la Russie souveraine ce qui rend pratiquement impossible sa critique et son contrôle par l'opinion publique internationale. Il est fort probable que le 27 mars le collectif des journalistes de TV-6 ne pourra pas participer pleinement au concours pour l'obtention de la nouvelle licence d'émission sur les fréquences de l'ancien canal télévisé liquidé par Poutine pour une raison triviale que tous les officiers de réserve de la rédaction seront gentiment obligés de parfaire leur formation militaire sous les balles des "terroristes" en piochant dans la terre glacée quelque part en Tchétchénie pour construire les fortifications antichars. Et ceci, dans un climat d'indifférence totale ou même sous les applaudissements approbateurs et revanchards des "patriotes" et des "simples gens" qui avaient bien étés de simples soldats bizutés et harcelés sous le drapeau rouge à l'époque soviétique.

Il faut bien souligner que le stalinisme et le nazisme sont arrivés au pouvoir justement d'une manière parfaitement officielle en se servant des "lois" et des contradictions entre les différents groupes sociaux. Petit à petit, ils ont eu le dessus de la société condamnée, paralysée par la peur, la fatigue et l'indifférence. Le poutinisme a la même nature et aura inévitablement les mêmes conséquences. Tous les optimistes naïfs parmi les "patriotes" et les "simples gens" qui croient actuellement qu'ils seront épargnés par cette machine implacable se trompent. Après les "oligarques" et les "scribouillards" viendra leur tour. C'est juste une question de temps. Les bolcheviks stalinistes ont aussi commencé d'abord par les riches, ainsi que les nazis par les juifs, seulement plus tard c'étaient des millions de "simples gens" qui avaient trouvé la mort dans les Goulags et les Stalags. Il est pour l'instant juste impossible de savoir combien de temps il faudrait à la gangrène de la dictature poutiniste pour englober toute la société russe, passive et dépourvue de la vraie démocratie. On ne sait pas non plus combien de temps il lui faudrait ensuite pour se libérer de ce fléau et à quel prix.

Tôt ou tard la situation deviendra normale. C'est absolument inévitable car un Etat bâti sur la peur, la violation des droits élémentaires, la contrainte et la négation de la liberté n'a pas d'avenir. Il sera surtout incapable de faire la concurrence puisque c'est en effet sa rigidité et le centralisme qui l'empêcheront de s'adapter facilement aux changements permanents du marché mondial. C'est précisément à cause de cela que par le passé tous les empires et toutes les dictatures ont été détruits. C'était aussi la raison objective de la dislocation de l'URSS et de l'empire mondial soviétique (et non pas une prétendue mauvaise volonté de trois personnes qui avaient signé les accords dans les bois de Bélovéjeyé). C'est uniquement les idéologues poutinistes qui ne le comprennent pas ou ne veulent pas comprendre. Ils espèrent que cette fois-ci exceptionnellement la dictature pourrait être productive et prospère.

Dans l'entourage de Vladimir Poutine on peut souvent entendre parler du rôle progressiste du tyran Pierre le Grand et du bien-fondé de ses méthodes expéditives pour la construction d'un empire puissant à la place d'une royauté féodale, divisée et appauvrie. Poutine de toute évidence prétend au rôle du nouveau Napoléon ou Pierre le Grand. Mais ceux qui croient sincèrement à la fiabilité de ces théories néo-impériales se trompent, car il n'y a pas d'analogie dans les pratiques poutinistes et celles de ces empereurs passés. Pierre le Grand coupait les barbes aux popes orthodoxes et forçait ses acolytes d'adapter le mode de vie occidental. Poutine, au contraire, en reniant les valeurs libérales se réclame comme traditionaliste et cherche le soutient de l'Eglise orthodoxe russe rigide et des "patriotes" soviétiques farouchement anti-occidentaux, nostalgiques des temps "ordonnés" du stalinisme. Pierre le Grand était un générateur, Poutine est un conservateur. Pierre le Grand voulait faire des serfs les hommes libres et productifs, Poutine veut limiter et reprendre la liberté à tous ces hommes qui l'ont connu trop peu. Pierre le Grand, à travers l'empire et par la force poussait la Russie vers le progrès et l'Europe, Poutine veut par l'instauration du nouveau empire rendre les hommes dépendants de l'Etat si cher à l'ancien kaguébiste. Mais nul n'est capable de changer le cours de l'histoire.

Une seule chose qui puisse nous rassurer, c'est que objectivement tous les dictateurs une fois au pouvoir n'ont qu'une préoccupation – c'est de le garder et de contraindre les masses d'hommes et de femmes de faire uniquement ce qui semble rationnel ou utile aux tyrans. Mais cette tâche à long terme est encore plus lourde que d'arrêter la Terre de tourner autour du Soleil. Et justement dans le fait que Poutine passe des attaques contre certains individus qui lui sont antipathiques aux mesures globales policières qui touchent les intérêts vitaux de millions de personnes, se trouve la bombe à retardement qu'il met avec ses propres mains sous son trône et qui va le faire éjecter tôt ou tard de celui-ci.

21 janvier 2002, Grenoble (France)

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Le Site www.criticalsecret.com a publié dans son n°8-9 nos articles datant du février 2002 cet article

Cet article a été publié le 29.01.2002 dans le Journal Electronique Libre (voir aussi la discussion sur le Forum)

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