Sergueï JIRNOV, conseiller international, journaliste, politologue,
ancien élève de l'ENA (promotion Léon Gambetta)

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Comment les socialistes enterrent les grandes réformes promises

La mécanique, les outils et le savoir-faire du bricolage politique


Avant-propos.

Toutes les personnes qui, au moins une fois, ont joué aux cartes, et Dieu sait s’il y en a en France et dans le monde, nous comprendront.

Un atout n’est vraiment bien joué que s’il vous permet de casser le jeu de votre adversaire, de reprendre la main dans une situation visiblement catastrophique, de prendre une revanche, de faire la plus belle prise de points en fin d’un tour, de redevenir maître du jeu et de le gagner. Un atout se garde pour la fin et/ou pour un jeu décisif.

S’il s’agît du début d’un jeu et si quelqu’un, possédant un as ou un roi d’atout, commence son tour par le mettre d’emblé sur le tapis vert, il ne faut pas qu’il s’étonne que ses adversaires ne lui mettront sur le tapis, exprès, que les cartes minables. Pour le punir. Pour qu’il ramasse un minimum de points.

Et tout le monde vous dira qu’il a gâché sa chance et son atout pour rien. D’une manière débile. Pour rester poli, les gens diraient qu'un joueur pareil, s'il est sincère et honnête, est un imbécile comme François Pignon, le personnage touchant mais désespérant  de Jacques Villeret dans la célèbre comédie "Le dîner de cons". Au cas où il était intelligent, il serait alors malhonnête et cynique, jouant volontairement contre les intérêts de son équipe.

Prologue: l'avant-garde ou l'arrière-garde du progrès.

La France a longtemps jouit dans le monde d'un grand prestige en tant que la "Patrie des droits de l'homme et citoyen", comme le pays modèle dans le domaine du progrès sociétal. Pourtant le suffrage universel des plus de 21 ans, proclamé peu après la révolution de 1789, n'a été adopté et pleinement mis en place en France qu'en 1848.

Et en réalité le droit de vote dit "universel" était un privilège exclusif et restrictif des hommes - des personnes du sexe masculin. La république "des lumières" n'a étendu ce privilège citoyen aux femmes que cent ans plus tard, à sa sortie de la Deuxième guerre mondiale en 1944 (deux siècles et demi après le royaume de Suède!), et aux "indigènes" des colonies qu'en 1946. L'âge légale de vote n'a été abaissé à 18 ans qu'en 1974.

Plusieurs millions d'hommes et de femmes que la France colonialiste et républicaine faisait venir travailler sur son sol, créer ses richesses, lui apporter de l'éclat, ont été exclus, bannis de la vie politique nationale. Comme des malpropres. Comme les esclaves modernes de la civilisation occidentale. Au fils du temps la France s'est révélée être souvent plus rétrograde et conservatrice que beaucoup d'autres pays, qui ont déjà admis comme règle de base le droit de vote municipal des résidents étrangers réguliers, installés et intégrés.

En 1981, l'élargissement du droit de vote aux étrangers pour les élections locales a été une revendication reprise par François Mitterrand dans ses 110 Propositions (80-ième proposition). Mais il n'a pas tenu sa parole, sa promesse électorale et ne l'a pas fait adopter. Pourtant il en avait tous les moyens légaux jusqu'en 1986 où ils socialistes ont perdu les législatives et la majorité absolue au parlement, contraints pour la première fois dans l'histoire de la cinquième république à une cohabitation avec la droite.

En 1987, le Président de la République s'y est déclaré toujours favorable mais ne jugeait pas la France prête à son adoption, mettant curieusement en avant la question de la réciprocité avec les pays d'origine des étrangers résidant en France. Un prétexte subtil et cynique mitterrandien pour mieux enterrer la réforme promise en 1981 qu'il ne voulait pas et ne pouvait plus mettre en route dans les termes initiaux.

Mais le débat national a été relancé venant du niveau européen suite à l'adoption en 1992 du traité de Maastricht qui ébauche la notion de citoyenneté européenne en accordant le droit de vote et d'éligibilité aux résidents étrangers des pays membres de l'Union européenne aux élections européennes et municipales. Cette clause s'appliquera pour la première fois aux élections européennes de 1994.

En revanche, en ce qui concerne les élections municipales, la France sera, encore une fois, le mauvais élève européen: le dernier pays à transposer dans le droit national les dispositions de la directive européenne de 1994; dont les modalités complexes d'application ne permettront pas aux résidents étrangers communautaires de participer aux élections municipales de 1995. Il faudra attendre les élections suivantes - de 2001. Entre les promesses électorales solennelles du candidat socialiste et leur réalisation pratique pour les ressortissants européens sous la majorité opposée, il va se dérouler trois septennats!

Le fait discriminatoire que tous les résidents étrangers d'une même commune ne puissent voter relançait régulièrement le débat sur la généralisation du droit de vote. En effet, un résident francophone africain, américain ou russe  présent en France depuis 40 ans ne peut pas voter, quand un Espagnol, Italien ou Allemand arrivé depuis trois mois et ne parlant même pas le français, sera lui électeur et éligible au conseil municipal.

Une proposition de loi constitutionnelle visant à accorder le droit de vote et d'éligibilité aux élections municipales aux étrangers non ressortissants de l'Union européenne résidant en France a été adoptée par l'Assemblée Nationale le 3 mai 2000 par les députés de gauche et deux élus UDF, le reste de la droite ayant voté contre. Après 2002, quelques élus de droite se sont déclarés favorables à ce projet à titre personnel (Nicolas Sarkozy, Jean-Louis Borloo, etc.), tout en se sachant minoritaires dans leurs partis.

Toutefois, cette loi n'a été inscrite dans la foulée à l'ordre du jour du Sénat pour pouvoir être définitivement adoptée. Lionel Jospin, le premier ministre socialiste cohabitant à cette époque avec le président Jacques Chirac, se justifiera ne pas vouloir donner de faux espoirs en inscrivant cette loi à l'ordre du jour du Sénat où la majorité de droite l'aurait rejetée à coup sûr. Les sénateurs de gauche ont à nouveau déposé une proposition de loi sur le même sujet en janvier 2006, mais la majorité de droite a refusé de l'inscrire à l'ordre du jour. Lors de la révision constitutionnelle de 2008, plusieurs amendements tentant à instaurer le droit de vote des étrangers non européens aux élections locales ont été rejetés par la droite sarkoziste.

En janvier 2010, Jean-Marc Ayrault, président du groupe socialiste à l'Assemblée nationale, a déposé une nouvelle proposition de loi en faveur du droit de vote des étrangers non communautaires aux municipales. Le Sénat passé à gauche l'a finalement adopté, le 8 décembre 2011, par 173 contre 166 et à l'issue d'un débat houleux. Mais ces textes n'ont pas été présentés pour confirmation par le Congrès parlementaire.

Les règles du jeu législatif sous la Cinquième république en France.

A la différence du jeu de cartes, où le hasard a sa part des choses, le Président de la Cinquième République en France garde la main sur le jeu politique quasiment toujours. Il possède tous les atouts. Ou presque. Il décide de tout. Tout seul. Et il n’est responsable de rien. Ou presque. C’est la spécificité institutionnelle de la fonction du chef de l’État conçue de la sorte en 1958 par le Général de Gaulle dans la Constitution écrite par Michel Debré et votée en référendum par le peuple français souverain.

La seule chose que le Président de la République française ne peut pas faire tout seul, c’est changer cette même Constitution. Pour cela il est obligé de passer soit par la voie d’un référendum (pour tout le texte), soit par le vote parlementaire spécial (pour les amendements). Dans ce dernier cas, il faut réunir en congrès l’Assemblée nationale (chambre basse) et le Sénat (chambre haute du parlement) et obtenir une majorité qualifiée – celle des trois cinquièmes des suffrages du congrès parlementaire.

C’est facile de faire si le parti du président possède une large majorité dans les deux chambres du parlement. Si ce n’est pas le cas, il faut négocier, parlementer. Avec les autres composantes politiques. C’est comme ça que le président Chirac a réussi de faire adopter, même en temps de la cohabitation difficile avec les socialistes en 2000, la réforme constitutionnelle sur le passage du mandat présidentiel de 7 à 5 ans.

Mais il arrive aux présidents omnipotents de se tromper et de perdre. Le plus souvent par le pêché de vanité et d’orgueil, par manque de sagesse et d’humilité, par l’impression trompeuse de la toute-puissance présidentielle. Quand un président commence à se prendre pour un Dieu.

Cela est arrivé même à de Gaulle en 1969 où au lieu de passer par la voie parlementaire habituelle, facile et quasiment gagnée d’avance à sa cause, il a voulu miser comme au poker son poste présidentiel en s’adressant directement au peuple avec son référendum sur la transformation du Sénat, décentralisation et la révision de la carte des départements. Il a perdu le référendum et sa place au palais de l’Élysée.

Dans la situation de la cohabitation ou d’une majorité trop courte au parlement, le jeu politique devient un jeu stratégique et tactique. Comme les cartes ou les échecs. Si le Président de la République ne disposant pas de majorité absolue veut obtenir le résultat escompté, vaincre ses adversaires, réaliser une grande réforme sociétale, pour le bien de la nation et pour sa gloire personnelle,  il est obligé de chercher les compromis avec ses adversaires politiques. Il lui faut savoir calculer, anticiper, prévoir, bluffer, manipuler, ruser, louvoyer.

Retour en France de 2012.

Lorsque François Hollande est devenu chef d'État en Mai 2012, il a obtenu, suite aux élections législatives du mois de Juin, une majorité confortable, mais pas absolue à l’Assemblée nationale et a hérité d’une courte majorité au Sénat, résultant des élections de 2011.

Comme candidat à l’élection présidentielle, il a introduit dans son programme plusieurs propositions qui nécessitaient le vote des lois constitutionnelles (par majorité qualifiée en congrès parlementaire) et d’autres pour lesquels une simple majorité parlementaire suffisait. La situation d'une majorité ordinaire n’était pas très confortable pour ce président "ordinaire" car elle l’obligeait de négocier et passer les compromis avec les différentes composantes politiques en dehors de son propre camp. Surtout pour les grandes et profondes réformes sociétales nécessitant un plus large consensus.

Dans la négociation difficile avec les gens réticents rien ne peut remplacer une motivation positive. Donc François Hollande, comme ses prédécesseurs, disposait des "carottes" habituelles: le président, sans consulter personne, peut distribuer des décorations prestigieuses, faire les nominations à un certain nombre de postes à la têtes des institutions publiques et établissements importants ou faire entrer les personnalités politiques, y compris des sensibilités différentes que la sienne, dans ses gouvernements dits "d’ouverture" ou "de consensus national". Le président peut faire initier et voter un certain nombre de lois et adopter un certain nombre de mesures qui pourraient représenter des compromis politiques, en faisant des concessions et allant davantage dans le sens de l’opposition.

En utilisant ces "carottes", le président, en quelque sorte, pourrait "s’acheter" la bienveillance active des centristes, des hommes et femmes politiques de la droite humaniste, libérale ou pragmatique avec leurs votes positifs des projets présidentiels.

Mais il faut au président avoir des "bâtons" en s’appuyant sur lesquels il pourrait neutraliser ses adversaires les plus virulents en obtenant lors des suffrages les plus importants au moins une certaine neutralité passive, une abstention de la droite conservatrice. Qu’elle ne vote ni pour, ni contre, ou parfois même ne se rende pas aux isoloirs du congrès parlementaire au grand complet. Ce qui, par le jeu arithmétique subtil, serait suffisant pour faire passer un certain nombre de lois constitutionnelles.

Politiquement, ce qui aurait été le plus utile au parti socialiste français (ainsi qu’à tous les progressistes et à la république entière) entre 2012-2014, face à la montée des extrémismes, principalement du Front national et des fractions apparentées de la droite "décomplexée" jouant sur les mêmes fantasmes xénophobes et racistes, c’était une loi sur le vote des étrangers non communautaires (proposition n°50). Très utile mais difficile à faire voter par le Congrès parlementaire.

Absolument nécessaire pour en finir (depuis les promesses de 1981 non tenues par Mitterrand). Pour rétablir une sorte d’équilibre, pour faire sortir les couches maltraitées et discriminées des impasses et exclusions de communautarismes, pour les associer pleinement  à la vie de la nation, aux actions publiques et politiques locales, concrètes et pratiques, d’organisation du mieux être au premier échelon démocratique et républicain, au plus près des gens d’en bas.

Étant souvent victimes des stigmatisations de la droite conservatrice et de l’extrême droite, les communautés étrangères sont acquises d’avance à la cause des partis de gauche. Et cela pourrait représenter la seule nouvelle variable qui pourrait justement faire basculer la balance fragile à gauche en 2014 pour les élections municipales et européennes, autrement perdues d’avance par le parti socialiste qui subit le désamour total des électeurs résultant de la perte de la crédibilité et de la popularité de François Hollande avec sa majorité depuis son arrivée au pouvoir. Au bénéfice des extrémismes.

Pour réussir dans cet exercice difficile d’équilibrisme politique François Hollande, outre les "carottes", possédait un "bâton", un atout fort et redoutable : sa promesse électorale de la réforme du mariage avec son ouverture aux personnes du même sexe (proposition n°31). Un atout, parce que facilement applicable – par la majorité simple au parlement dont il disposait à tout moment. Un atout fort et redoutable, parce que politiquement clivant à l’extrême et idéologiquement insupportable pour une grande partie de la droite "républicaine" traditionaliste, catholique et conservatrice.

C’était le "bâton" suprême dont disposait le président pour faire pression politique et idéologique sur la droite dure. La possession de cet atout suprême équivalait à une arme nucléaire dans la dissuasion militaire du pays. Avec presque le même principe: cet arme fatale était destinée à menacer et non pas pour être utilisée.

L’acte fatal.

N’importe quel stratège et tacticien vous dirait qu’il est préférable de commencer le quinquennat par essayer d’obtenir les choses les plus difficiles (par exemple, le droit de vote des étrangers non européens), tant que vous avez la réserve du temps et d’énergie. Puisque les choses faciles (mariage pour tous, entre autres) seront acquises de toutes façon à la fin du mandat, même si vous êtes épuisés par la lutte.

Cela vous permettrait pouvoir garder du positif  facile et des résultats concrets juste avant la prochaine grande échéance – afin d'augmenter vos chances de se faire réélire sur cette dernière impression de quelques victoires faciles, pour remobiliser votre électorat au cas où il commençait à douter de vos capacités de réussir.

Mais comme dans l’exemple de jeu de cartes donné en avant-propos, François Hollande a fait l’impensable. Il a commis une faute irréparable et inexplicable. Au lieu de garder son grand et redoutable atout (le mariage pour tous) pour la fin de son quinquennat ou pour un moment particulièrement difficile et décisif, il a décidé de le jouer dès son entrée en jeu, dès la première année de son mandat.

Résultat de course: il a bêtement braqué à l’extrême toutes les droites, même modérée et pragmatique, il a pourri au maximum le climat politique dans le pays provocant la fermeture, très probablement pour le restant de son mandat, de la possibilité de futurs compromis.

S’il avait voulu enterrer volontairement toutes les autres grandes réformes (surtout le droit de vote des étrangers non communautaires), difficiles à faire adopter dans la configuration actuelle du parlement, il ne se serait pas pris différemment ! A croire qu’il l’a fait exprès.

Une nouvelle politique de Hollande… sans enjeux politiques

La première à compatir du choix tactique et stratégique présidentiel bizarre était la loi sur le vote des étrangers non communautaires. Lors de la conférence de presse du 16 Mai 2013 François Hollande a fait l’annonce officielle d’abandon de ce grand projet. Pour le moins, avant les municipales de 2014.

Par la même occasion il a avancé une idée complètement farfelue qu’il proposerait cette loi une fois l'échéance électorale de 2014 passée. Parce que, selon François Hollande, il valait mieux s’occuper de cette grande réforme politique quand il n’y aurait pas d’enjeux politiques immédiats. Soit disant, pour ne pas être accusé d’en tirer les avantages.

A en croire que les partis politiques dans le monde mercantile sont faits pour l’amour platonique et qu’il serait honteux d’en tirer les avantages des réformes. Une absurdité politique que personne n’a compris, à part les philosophes abstraits et coupés des réalités qui conseillent le président. Il est évident qu’après avoir braqué la droite avec sa loi sur le mariage pour les homosexuels, il n’y avait plus aucune chance d’obtenir sa coopération sur le projet du vote des étrangers non européens.

Même si François Hollande faisait cette proposition après les municipales et européennes 2014, il n’y aurait plus aucune chance qu’elle soit votée. Ni pendant le mandat de ce président, et encore moins si la droite repasse au pouvoir en 2017. C'est-à-dire avec l’annulation plus que probable de cette réforme pour les élections municipales en 2020 également.

Très concrètement cela veut dire qu’en provocant la droite avec le vote inopportun et prématuré du mariage pour tous qui aurait pu être voté en dernier ressort, en fin de quinquennat, et au vu des échéances municipales (tous les 6 ans), cette grande réforme a été enterrée par François Hollande au minimum pour 13 ans à venir – jusqu’en 2026!

L’enjeu des hommes et des femmes issus des communautés étrangères non européennes à qui les portes de la politique participative resteront fermées encore 13 ans pour le moins n’est pas celui du président actuel !

La France va rester un mauvais élève européen qui continue de discriminer au 21-ième siècle quelque chose comme 5 millions de personnes qui résident sur son sol, participent activement à son développement économique, culturel et humain. Bravo M. le président de la terre des droits de l’homme et prétendu homme de gauche!

En faisant cet extraordinaire cadeau à la droite conservatrice et traditionaliste, François Hollande le "socialiste qui veut tout faire pour la France", en "grand stratège", qui personnellement n’a aucun enjeu politique avant 2017, a aussi miné les chances de son propre parti – du parti socialiste français – de gagner les élections de 2014. Comme s'il y avait quelque chose de honteux.

Les élus locaux socialistes et apparentés apprécieront cette attitude chevaleresque de François Hollande envers le Front national et la droite dure qui pour ainsi dire désormais n’ont plus d’adversaires qu’eux-mêmes ou le Front de gauche ! Le pire c’est que le président de la république croit, dur comme fer, qu’il a raison et qu’il a fait une bonne action républicaine. C’est comme ça qu’on enterre les grandes réformes.

Crónica de une muerte anunciada.

Maintenant que je vous ai démontré comment François Hollande, comme tous les socialistes avant lui depuis François Mitterrand, s'est employé pour enterrer la réforme du droit de vote généralisé des étrangers en France, je ne peux pas me retenir d'avoir le plaisir de vous prouver que moi, expert et politologue, je le savais par avance. Il ne s'agît pas de voir dans une boule de cristal ou lire dans les astres.

Je suis énarque comme Hollande, Chirac, Giscard, Guéant, Copé, Rocard, Fabius, Aubry, Jospin, Royal, de Villepin et tant d'autres qui ont marqué l'histoire de la France après 1945. J'ai donc de la clairvoyance qui résulte de la connaissance profonde et interne du fonctionnement de la machine politique et administrative française. Je possède les clés de déchiffrage pour leurs codes du langage et de la conduite ce qui me permet de voir plus clair dans les discours et pirouettes des dirigeants français destinés à embrouiller le grand public.

Et j'avoue avoir discerné une telle pirouette dans le discours électoral de François Hollande bien avant son élection et son entrée en fonction. Je vous ai laissé le temps et l'occasion, mes chers lecteurs, de le faire de la même manière plus haut dans cet article. Maintenant on va vérifier si vous avez réussi l'examen à votre tour.

Qu'est-ce qui cloche dans l'écriture de sa proposition n°50 du candidat Hollande? "J'accorderai le droit de vote aux élections locales aux étrangers résidant légalement en France depuis cinq ans."  Deux choses.

La première: il est affirmatif. Trop affirmatif: j'accorderai! Un point, c'est tout! Pas de conditionnel, pas de doute, pas d'hésitation. Pourtant il sait parfaitement qu'un changement constitutionnel relève de l'impossible ou presque. Dans un pays divisé en deux par le clivage traditionnel gauche-droite. Dans un système politique où le changement de la  Constitution s'obtient avec la majorité qualifiée des trois cinquièmes des suffrages des deux chambres parlementaires réunies en Congrès.

Il est si affirmatif, c'est parce qu'il parle de lui-même et qu'il n'a aucune intention d'atteindre l'objectif annoncé pour le pays, pour ces millions d'étrangers qui l'attendent. Lui, François Hollande, président de la république, accorde le droit de vote aux étrangers. C'est tout. Point à la ligne. Son engagement personnel est tenu. Le reste ne le concerne plus.

Mais c'est justement le reste qui est déterminant. Car la proposition de loi constitutionnelle doit être adressée au Congrès. Et si celui-là ne la vote pas, ce n'est plus le problème de François Hollande. Car il ne s'est pas engagé d'OBTENIR le droit de vote. Il ne s'est pas engagé sur le résultat mais uniquement sur sa bonne volonté de proclamer son profond attachement personnel à cette grande réforme sociétale et, au mieux, sur le processus de sa recherche sans aucune garantie, sans aucun résultat promis.

Très subtil! Brillante technique énarchique et jésuite. Mitterrand aurait été content de son admirateur et héritier. J'appelle ceci "esprit pôle emploi". Dans la Bible on dit: "qui cherche trouve". Ce n'est pas vrai. Qui cherche cherche. Et peut trouver par chance ou hasard. Mais pour trouver à coup sûr il ne suffit pas de chercher. Trouve uniquement celui qui veut trouver, qui est animé par la volonté de trouver.

Et je n'ai pas vu justement cette volonté dans la 50-ième proposition du candidat Hollande. Je n'ai pas discerné son engagement non pas "d'accorder le droit de vote", mais de le faire adopter par le Congrès parlementaire en session de révision de la Constitution et faire adopter une loi organique permettant son application, c'est à dire de l'obtenir.

Deuxième chose: il y parlait  "des étrangers résidant en France depuis cinq ans". Donc des étrangers en général. Et du droit de vote en général. Pourtant lui, énarque, élu de la république et politicien expérimenté ne pouvait pas ignorer que le droit de vote des étrangers aux élections municipales et européennes est déjà acquis en France depuis 1994, qu'il a été voté et transposé dans le droit français, qu'il s'est pratiqué en 2001 et 2008. Et le sera de nouveau en 2014. Qu'il est devenu une routine républicaine sans aucun enjeu idéologique ou sociétal.

Le candidat Hollande savait pertinemment que l'enjeu depuis 1994 consiste non pas en obtention du droit de vote des étrangers aux élections locales et européennes mais tout simplement en sa généralisation, son élargissement aux étrangers non ressortissants de l'Union européenne résidant légalement et intégrés en France. Ce qui est une chose complètement différente. Car dans cette question beaucoup dépend de la manière de présenter les choses, de la pédagogie tant chérie par M. Hollande.

Lorsque vous dites clairement aux électeurs français que depuis presque 20 ans le droit de vote des étrangers fait déjà partie intégrante de la législation et la réalité politique en France et qu'aucune catastrophe annoncée ne s'est pas produite, que la terre n'a pas cessé de tourner, que les 36 mille communes françaises n'ont pas été prises d'assaut par les occupants européens envoyés de Bruxelles, que la France n'a pas été victime des hordes de barbares allemands, espagnols ou italiens qui voulaient la disloquer, l'élargissement de ce droit à tous les étrangers réguliers installés depuis plus de cinq ans sur le sol français n'est plus perçue comme une menace par l'électorat rassuré. C'est une approche pédagogique et dédramatisante des peurs irréelles et irrationnelles qui permet d'avancer et obtenir les résultats réels positifs.

En revanche, lorsque le candidat laisse sous-entendre qu'il est question d'un droit nouveau, imprévisible et incertain, la réaction de rejet par peur est quasiment acquise. Et s'il le fait, soit c'est un imbécile et un incapable (ce qui n'est pas le cas de François Hollande), soit c'est un politicien intelligent et cynique qui en réalité veut l'inverse de ce qu'il annonce et par provocation calculée et intentionnelle fait recours aux techniques subtiles attisant savamment les peurs et les appréhensions. J'opte volontiers pour le deuxième cas. Voilà comment je savais d'avance qu'il ferait tout pour faire capoter cette loi. Je me trompe rarement. Et l'histoire m'a déjà donné raison là-dessus. Malheureusement pour la France.

Épilogue.

La constitution du 24 juin 1793, qui n'a jamais été appliquée, déclarait :

"... tout étranger de vingt et un ans, qui, domicilié en France depuis une année, y vit de son travail, ou acquiert une propriété, ou épouse une Française, ou adopte un enfant, ou nourrit un vieillard, tout étranger enfin qui sera jugé par le Corps législatif avoir bien mérité de l'Humanité est admis à l'exercice des Droits de citoyen français."

Il est évident que pour certaines choses la France du troisième millénaire est un pays beaucoup moins progressiste qu'elle ne l'était au XVIII-ième siècle, à l'époque lointaine de la révolution française.

La promesse solennelle mitterrandiste reste toujours lettre morte en ce qui concerne les ressortissants étrangers non communautaires 32 ans plus tard. Et dans sa volonté de copier tout sur Mitterrand, François Hollande, à son tour, a tout fait pour enterrer cette réforme symbolique. Aussi cyniquement et subtilement que son idole.


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